L’abbaye cistercienne royale
La fondation de l’abbaye
L’abbaye de Longvilliers fut fondée dans la dépendance de Savigny peu avant 1130, d’abord à Niembourg, à quelques kilomètres de Longvilliers sur la commune d’Halinghen. C’est en 1135 qu’elle fut transférée à Longvilliers. Selon Robert Fossier (1979), le choix du site, près de Maresville, se justifiait par l’existence d’une zone encore sauvage en cet endroit. Le site se trouvait en outre à proximité du hameau de Notre Dame (en 1042 Sancta Maria villa, qui serait à l’origine de Maresville). Ce choix correspondait à l’idéal des fondateurs qui mettait en avant le désir de la simplicité monastique authentique et de la pauvreté évangélique. Le cadre potentiellement splendide fut mis valeur par les moines qui irriguèrent la vallée en créant un canal de dérivation de la Dordonne, défrichèrent la forêt et cultivèrent les terres.
L’existence de l’abbaye fut reconnue par le comte de Boulogne, Etienne de Blois, et son épouse Mathilde, petite-fille de Sainte Ide.
C’est dans la première moitié du 12ème siècle, sous la direction de Saint Bernard, l’une des personnalités les plus influentes de cette époque, que le mouvement cistercien commença à se propager rapidement dans toute l’Europe. A la fin du 13ème siècle on comptait plus de 500 monastères, dont l’abbaye de Clairvaux située à Ville-sous-la-Ferté (Aube) fondée en 1115 par Saint Bernard et quelques disciples et l’abbaye de Savigny, fondée en 1113, située à Savigny-le-Vieux (Manche).
l’abbaye de Savigny, dont la création était antérieure à l’ordre cistercien fut rattachée à celui-ci en 1147, entraînant avec elle ses “filles” (la majorité d’entres elles étaient en angleterre), dont Longvilliers.
Une emprise et des revenus considérables
L’abbaye avait été dotée par la reine Mathilde de biens considérables. Elle reçut en outre du comte de Ponthieu tout le plateau compris entre Nempont, Lépine, Puits-Bérault, Collen, Romont et Bois-Jean (le comté de Ponthieu avait pour capitale Abbeville et sa principale place-forte était Montreuil).
Plusieurs censes procuraient d’importants revenus à l’abbaye: la Longueroye à Longvilliers même, mais aussi l’Abbiette à Attin, l’Abihen et Collen à Lépine, Niembourg à Halinghen.
Cinse ou cense est souvent présentée comme un mot ch’ti signifiant ferme. Au début du 12ème siècle la cense (en latin médiéval censa, pluriel de censum) était en fait la redevance sur les terres (les fermages), avant de désigner la ferme (ou métairie) dans le Nord de la France et la Belgique.
Au delà de Longvilliers, l’abbaye percevait la dîme en partie ou en totalité dans un nombre imposant de lieux.
La dîme, dixme en vieux français, du latin decima(dixième), était le prélèvement que l’abbaye effectuait sur les produits de la terre et de l’élevage, et qui en était ordinairement le dixième. Comme les taxes actuelles, on multiplia les dîmes et il y en avait de toutes sortes. Dans la région on utilisait l’appellation dîme champêtre pour celles sur les récoltes. Il y avait aussi la dîme du sang sur le bétail.
La Commende et ses dérives
Selon une pratique apparue au IVème siècle, un monastère, une église ou un évêché était donné par le pape en usufruit, ou commende, à un ecclésiastique ou à un laïc, le commendataire.
Rapidement il devint d’usage que le commendataire perçût les revenus. A partir du 16ème siècle, Il devint courant de voir des abbayes prises en commende par des laïcs, grands seigneurs ou bourgeois serviteurs de la monarchie, qui en percevaient les revenus sans aucune contrepartie.
Même si certains ont pu faire exception à la règle, ces abbés commendataires étaient le plus souvent indifférents aux besoins et aux exigences de la vie religieuse des communauté.
Le grand jeu des abbayes
Ce n’était plus le pouvoir ecclésiastique, mais le roi lui-même qui choisissait les commendataires. On notera le peu de considération qu’il était fait de l’abbaye elle-même; ainsi ci-dessous l’abbaye est de manière erronée appelée Nonvilliers. Seule importait la “récompense” qui était donnée.
Le roi distribuait les abbayes à ses plus fidèles serviteurs: “le pauvre M. de Nismes, qui le mérite bien”, “M. l’abbé d’Aumont… un très honneste gentillhomme et bon écclésiastique.” Cela se passe de tout commentaire.
Louis XIII – 20 décembre 1622, page 691
Avenel M. (1874) – Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’état du cardinal de Richelieu, tome 7. Paris: Imprimerie Nationale, page 691.
Louis XIII – 6 mai 1642
Avenel M. (1874) – Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’état du cardinal de Richelieu, tome 7. Paris: Imprimerie Nationale, page 305.
La répartition des abbayes fait penser à une version du Monopoly, en avance sur son époque, où l’on distribuait et échangeait les abbayes comme des cartes de jeu. La valeur de la carte, qui reflétait la richesse de l’abbaye, était le montant estimé de la rente perçue par l’abbé commendataire.
Louis XIV – Samedi 2 avril 1695
Dangeau (Philippe de Courcillon, marquis de) (1855) – Journal du marquis de Dangeau, avec les additions du duc de Saint-Simon, volume 5, édité par E. Soulié, L. Dussieux, P. de Chennevières [et al.]. Paris: Firmin Didot, page 176.
Un exemple d’abbé commendataire: Louis Gratien Milliot d’Arvillars
Louis XV – Fontainebleau 7 octobre 1765
Rousseau P. (1765) – Gazette des Gazettes ou Journal Politique pour l’Année 1765. Bouillon, Novembre première quinzaine, page 40.
Le fonctionnement de la dîme: Un exemple éclairant
Dans sa généalogie extrêmement détaillée sur les familles Le Gressier et Gressier en Boulonnais, Raoul Gressier fournit un exemple particulièrement éclairant sur le fonctionnement de la dîme avant la révolution.
Gressier R. (2014) – Familles Le Gressier et Gressier en Boulonnais, tome 3.
Cet exemple concerne la commune d’Hubersent, à quelques kilomètres de Longvilliers, où deux honorables habitants, Jean Le Gressier et Jean Louis Lecointe, le maître d’école, étaient en charge de la perception de la dîme champêtre, au profit de l’abbé commendataire de Longvilliers. Les modalités en étaient établies par “un bail à loyer” daté du 22 juillet 1767, qui figure dans le répertoire des actes des notaires de Samer.
L’abbé commendataire résidait ordinairement à Paris, où il vivait luxueusement, et ne se déplaçait même pas pour la gestion de l’abbaye, se moquant éperdument de sa fonction religieuse et faisant fi de ses devoirs envers les paroisses et les pauvres.
Le “haut et puissant seigneur Messire Louis Gratien Milliot d’Arvillars” prêtre abbé commendataire de l’abbaye, résidant ordinairement à l’hôtel de l’ambassadeur du Portugal à Paris, avait donné procuration à “Nicolas Pyot docteur de Sorbonne prieur de l’abbaye de Longvilliers” et “Dom Louis Jean Batiste Bucaille, procureur de ladite abbaye”.
Jean Le Gressier et Jean Louis Lecointe étaient chargés de la tâche à l’évidence impopulaire du recouvrement de la dîme champêtre. Il fallait pour cela des hommes d’autorité et respectés. Jean Le Gressier, qui avait compté plusieurs lieutenants de village parmi ses ancêtres, et le maître d’école répondaient à ce critère.
Ceux-ci “au dit nom pour le plus grand bien et avantage dudit seigneur abbé de Longvilliers ont par ces présentes donné à titre de loyer et prix d’argent à et au profit de Jean Le Gressier sieur de Val Renault propriétaire et de Jean Louis Lecointe maitre d’école demeurant tous deux au village d’Hubersent à ce présent et acceptant en personnes preneurs solidaires audit titre le droit de dixme champetre que led. Seigneur abbé de Longvilliers a droit de prendre cueillir et percevoir annuellement sur le territoire de Hubersent ainsy qu’ils se comprennent et s’étendent sans aucune charge réserve ny exception.”
Ils devaient impérativement recouvrer la somme fixée (450 livres), exigée par le seigneur abbé. Ils avaient du engager leurs biens et avaient donc tout intérêt à respecter cette obligation.
Ils s’obligent “sans division ny discution” de payer au Sieur Abbé la somme de 450 livres en argent “exempt de toutes charges de deniers royaux prévus et imprévus qui pourraient tomber à la charge du Seigneur abbé.”
On notera l’ironie de la formule “comme un bon père de famille”. Bien entendu ceux qui se chargeaient du recouvrement de la dîme, ajoutaient pour eux un large bénéfice, ayant toute latitude pour cela.
La fin de l’abbaye
En 1789 les victimes de ce système eurent l’occasion d’exprimer leurs griefs. Si le cahier de doléances d’Hubersent ne nous est pas parvenu, celui de Boursin (près de Guines), à plus de 30 kilomètres de Longvilliers, en fournit un exemple.
“La cure ne vaut que 8 à 900 livres de dîme; les décimateurs qui sont les abbayes d’Andres, de Longvilliers et du Wast jouissent des autres dîmes, ne font jamais aucun bien aux pauvres ni aucune chose à la paroisse.”
Mais, comme on peut le constater, les revendications restaient relativement modestes, face à l’ancienneté de la tradition et peut-être aussi par crainte du châtiment divin.
“les habitants demanderoient qu’au moins ces décimateurs ajoutassent un supplément à la pension très modique du clerc chargé de l’instruction des enfans et spécialement des pauvres.”
La solution apportée par la révolution fut pourtant radicale, puisque l’abbaye royale cistercienne de Longvilliers fut détruite.